Le regard de Francis Wolff, philosophe

interview

Le regard de Francis Wolff, philosophe

interview

Professeur émérite à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris, Francis Wolff est un spécialiste de l’histoire de la philosophie ancienne. S’interrogeant sur les relations entre humanité et animalité, il les analysait en 2010 dans son ouvrage « Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences » (Fayard). En 2017, il signait également « Trois utopies contemporaines » (Fayard), où il traitait, entre autres, de l’utopie animaliste, ainsi que de ses variantes antispéciste et végane. Il livre ici son point de vue sur la consommation de viande…

Pour reprendre le titre bien connu du roman de Jonathan Safran Foer, faut-il manger les animaux ?

Durant l’essentiel de notre histoire, nous nous sommes interrogés sur les moyens d’accéder à la viande, cet aliment plus rare et plus riche que d’autres. Or, depuis quelques années, certains en font un tabou. Cette préoccupation s’explique par une perte de sens : aujourd’hui, qu’est-ce que manger de la viande, élever des animaux, les abattre, puis les préparer ? Cependant, interdire cet aliment, ce n’est pas favoriser le bien-être animal, c’est abolir l’élevage et, avec lui, 10 000 ans de relations entre l’homme et l’animal. Je dirais donc qu’il n’y a pas d’interdit, mais des obligations propres à la consommation de viande.

 

Le flexitarisme peut-il être une réponse aux maux dont est accusée la consommation de viande aujourd’hui ?

On pourrait donner plusieurs définitions du flexitarisme, que certains rapprochent volontiers du végétarisme. Dans une acception plus large et libérale, en ce qui concerne la viande précisément, cette tendance consiste à consommer des produits de qualité, de façon éclairée, raisonnable. Concrètement, il s’agit d’avoir conscience de ce que l’on mange, en mesurant ce que cela implique pour l’animal, ses conditions de vie et de mise à mort, mais aussi pour nous autres humains, qui avons des besoins à la fois alimentaires et conviviaux. Dans ce sens, le flexitarisme peut effectivement être perçu comme une réponse aux réflexions morales que sous-tendent les campagnes anti-viande.

 

La viande est-elle un aliment comme les autres ?

Aucun aliment n’est tout à fait comme les autres. Il y a ceux qui comblent nos besoins pour ne plus avoir faim, ceux qui nous procurent du plaisir comme les sucres et d’autres qui sont synonymes de fête, tels que la viande. Historiquement, elle a toujours été liée à des moments particuliers, durant lesquels un groupe d’individus communiait en partageant la chair d’un animal ayant vécu auprès d’eux, à la ferme ou issu de la chasse… Notre civilisation hyperurbanisée a perdu tout contact avec les animaux et la viande s’est banalisée, ce qui est regrettable pour notre alimentation et pour les élevages productivistes que cela a engendrés, fort heureusement rares en France.

 

Le flexitarisme est-il un humanisme ?

L’humanisme consiste à considérer comme des devoirs absolus ceux que nous avons envers tout humain, mais cela ne signifie pas que nous n’avons pas de devoirs, relatifs, envers les animaux. Je pense aux animaux de compagnie, qui font quasiment partie de la famille et auxquels nous devons notre affection. Les animaux sauvages nous imposent des devoirs écologiques, notamment celui de défendre les espèces menacées. Et les animaux domestiques que nous élevons pour leur chair, leur laine, leur cuir ou leur miel : nous devons les prémunir contre la faim, la soif, la maladie, la souffrance et les prédateurs, tout en leur permettant d’exprimer les comportements naturels propres à leur espèce. Si l’on respecte ce contrat moral, qui est celui du bien-être animal, alors il n’y a aucun interdit à la consommation de viande.

Retour en haut